Lecture critique des limites des transitions politiques initiales en Afrique de l’Ouest

Si les transitions politiques initiales ont été taxées d’échec par certains analystes (Akindès, Conac, etc.), c’est parce que plusieurs facteurs ont en effet bloqué la mise en œuvre des principes démocratiques auxquels ont souscrit les dirigeants. Ces facteurs sont certes exogènes, mais aussi et surtout, endogènes.

Au sujet des facteurs exogènes, on peut citer le paradoxal appui accordé par certaines puissances étrangères aux anciens « dictateurs » « reconvertis » en «démocrates ». En effet, lorsqu’on prend l’exemple de l’Afrique noire francophone, on comprend difficilement la position de la France qui, sous Mitterrand, y a lancé le déclic de la démocratisation avec le célébrissime discours de la Baule ; mais au même moment, ce sont les présidents français (François Mitterrand, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy) qui ont été le soutien inconditionnel des militaires au pouvoir. Ceux-ci, bien qu’indexés pour leur mauvaise gouvernance, ont continué de bénéficier de la coopération militaire de la France. Tel a été le cas du Togo de Gnassingbé Eyadema et, à quelques exceptions près, de la Guinée de Lansana Conté. Ce positionnement de la France a conduit à ce qui est décrit dans le mensuel “Lutte de classe” comme « la militarisation du processus démocratique en Afrique ». Même si on convient que le cas du Nigeria a été quelque peu différent du fait de n’avoir pas été une ancienne colonie française, cette militarisation de la transition politique a été perceptible. C’est le même mensuel “Lutte de classe” qui, parlant du Nigeria, le décrit, en sous-titrant : « L’Occident encense la ” démocratie ” mais investit dans le militaire ». Cette presse cite, entre autres, l’exemple des États-Unis et de la Grande-Bretagne qui, sous le prétexte de renforcer les forces de maintien de la paix en Afrique de l’Ouest, ont fait de l’armée nigériane sous Obasanjo leur interlocuteur privilégié et leur meilleur allié, tout comme cela a toujours été le cas même au temps des dictateurs. Cette situation a bientôt conduit à des dérives sur le plan intérieur. C’est ce que nous désignons par « difficultés endogènes ».

Sur ce plan, la « confiscation » du pouvoir dit « démocratique » par les militaires dont certains avaient déjà fait l’expérience du parti unique (Eyadema) ou du régime d’exception (Obasanjo) à la faveur de l’appui extérieur a bientôt conduit à la néo-patrimonialisation du pouvoir ainsi qu’à la violation des droits de l’Homme.

Pour ce qui a trait à la néo-patrimonialisation du pouvoir, Bertrand Badie (1988 : 186) l’explique comme un système de gouvernance d’une société où le prince se positionne comme le centre du pouvoir. Cette paradoxale centralisation du pouvoir dans un contexte pourtant qualifié ddémocratisation, conduit logiquement à un modèle de domination personnalisée essentiellement orientée vers la protection et le maintien de l’élite installée au pouvoir. Celle-ci est majoritairement composée de militaires, mais aussi d’hommes politiques prenant fait et cause pour le parti des militaires au pouvoir : le RPT au Togo, le CMTN en Guinée et le PDP au Nigeria. L’armée aux commandes des affaires politiques est visible dans les sociétés des trois pays. Il n’est pas rare de voir en plein centre des différentes métropoles, de véritables villes dans la ville, peuplées de militaires suréquipés qui vivent là, souvent avec leurs familles, disposant de leurs propres écoles, magasins et autres infrastructures collectives. Cette armée bien présente dans tous les aspects de la vie des populations est souvent appelée pour réprimer les masses lors des manifestations civiles.

Que ce soit l’armée ou les civils associés à la gouvernance politique, l’Etat est devenu pour eux le principal moyen d’enrichissement. Cette situation a consacré la pratique de la corruption et de la kleptocratie en tant que mode de fonctionnement dans les sphères dirigeantes. Pour le Mensuel “Lutte des classes”, la seule motivation évidente des responsables politiques, c’est de conserver le pouvoir pour s’enrichir et enrichir leur entourage immédiat. Même si on convient que la pratique est beaucoup criarde sous Obasanjo et après, elle n’était pas inexistante sous Eyadema, encore moins sous le régime militaire guinéen. D’ailleurs, en 2006, l’ONG Transparency International a classé la Guinée comme le pays africain ayant la plus forte perception de corruption . Même les structures anticorruptions créées dans ces pays (en 2000 au Nigeria et en 2002 au Togo…) sous la pression des institutions financières internationales, au nom d’une certaine bonne gouvernance, n’ont pas réussi à faire changer la donne. Pourtant, dans les différentes constitutions, il est prévu la nécessité de rendre compte ; dans certains pays comme le Togo, il existe même la Cour des comptes. On se rend donc à l’évidence que toutes ces dispositions n’ont été qu’une parade.

L’autre limite non moins importante est la question des droits de l’Homme. Dans le développement précédent, il est fait état de ce que, à l’avènement du pouvoir d’Obasanjo, une purge a été faite au sein de l’armée. Mais en réalité, le président s’en est surtout pris aux officiers subalternes, ceux-là même dont l’attitude a toujours déterminé la réussite ou l’échec des coups d’État passés et qui pouvaient donc le menacer. Sur cet aspect, au Togo comme en Guinée, les militaires taxés de révolutionnaires ou proches de l’opposition ont subi le même sort au sein de l’armée. En Guinée précisément, les militaires impliqués dans la dictature de la période de Sékou Touré ont été la cible de la purge des nouveaux dirigeants. Au même moment, l’impunité semble garantie aux militaires du bord des gouvernants, auteurs de violations des droits de l’Homme. Au Togo par exemple, les auteurs de l’attaque de la primature de décembre 1991, des assassinats de Soudou, de Tokoin Gbonvié (1992) des tueries de Fréau jardin (janvier 1993), etc. n’ont jamais eu à répondre de leurs actes (République Togolaise, 2012). En Guinée, même si on dit que la justice fait son cours, les auteurs des exactions commises de 2008 à 2010 tardent à être punis. C’est d’ailleurs ce qui a amené la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) à titrer dans l’une de ses parutions (2010): « Guinée Conakry : un an après le massacre du 28 septembre 2009. Nouveau pouvoir, espoir de justice ? ». De même, les milices créées de toutes pièces par les dirigeants au pouvoir ou l’opposition, très actives surtout pendant les périodes électorales au Nigeria et sous Eyadema n’ont jamais été clairement identifiées et punies selon la loi. Certes au Nigeria, Obasanjo a voulu régler le problème en faisant voter une loi au parlement pour supprimer l’activité de ces milices. Cette loi visait en particulier les mouvements régionalistes du sud pétrolifère du pays, comme le MOSOP (Mouvement pour la survie du peuple Ogoni), le Congrès du peuple Odua et le MASSOB (Mouvement pour un Biafra souverain). Mais cela n’a pas eu les résultats escomptés. Toujours dans ce pays, la question du respect des droits de l’Homme s’est posée par rapport à l’application de la Charia. Celle-ci se traduit par les châtiments corporels ou même la lapidation de femmes ” adultères “, l’amputation des voleurs et les coups de fouet pour ” fornication “. Dans les États ayant adopté cette Charia, les chrétiens n’ont plus le droit d’enseigner, ni d’occuper des postes de fonctionnaires ou de s’exprimer à la radio. L’exacerbation de ces pratiques pourtant anti-constitutionnelles met dangereusement à mal la pratique démocratique dans ce pays comme l’a fait observer le mensuel Lutte des classes. Sous Eyadema et sous Lansana Conté, bien que prescrite par la Loi fondamentale, la liberté d’expression a été confisquée. Plusieurs journalistes ont été ainsi jetés en prison pour leurs opinions. Pour le Togo, ces cas ont été répertoriés par l’historien togolais Essohanam Batchana dans sa thèse de doctorat intitulée « Liberté de presse et pouvoirs publics au Togo (1946-2004) », soutenue à l’Université de Lomé en 2008.

A notre avis, la précarité de la transition démocratique au Togo et en Guinée est due au fait qu’elle a été mal négociée. Les exemples de transitions réussies de par le monde, nous fondent à le dire. En effet, en Espagne et au Chili notamment, les transitions politiques se sont réalisées sur la base d’une négociation plus ou moins apaisée entre les dirigeants de l’ancien système et les nouvelles élites imbues de valeurs démocratiques. Celles-ci ont fait preuve d’une certaine modération vis-à-vis des anciens dirigeants. En retour, ces derniers, une fois mis en confiance, ont reconnu leurs erreurs et ont présenté des excuses. Pour l’Espagne par exemple, une amnistie a été accordée aux anciens franquistes qui, à leur tour, ont tout mis en œuvre pour garantir la réussite du processus transitoire. Cette façon de procéder a permis de capitaliser les réussites des anciens dirigeants. On a pu ainsi constater que les acteurs politiques impliqués dans le processus de transition ont fait montre d’une certaine maturité et responsabilité, davantage soucieux de l’avenir de leur pays que des intérêts égoïstes. Plus proche, en Afrique, les cas du Bénin et de l’Afrique du Sud sont illustratifs. Au Bénin par exemple, la conférence nationale n’a pas été un réquisitoire. Voilà pourquoi certaines analyses convergent à dire que la période transitoire initiale a quelque peu réussi dans ce pays. En Afrique du Sud, c’est vrai, il n’y a pas eu de loi d’amnistie certes. Mais il s’est opéré un vrai processus de réconciliation avec les auteurs de l’apartheid, ayant conduit Nelson Mandela à concéder à Frederik de Klerk, le poste de vice-président (de 1994 à 1996) après sa sortie de prison.

Or, en ce qui concerne la Guinée et le Togo, les acteurs étaient guidés par des intérêts égoïstes et surtout, étaient dans la logique de faire table rase des régimes précédents. Cette façon de procéder a sérieusement mis à mal le processus transitoire qui n’a pas pu conduire aux résultats escomptés. La situation du Nigeria, on l’a vu, a été plus ou moins différente.

Au-delà de tous ces éléments, il faut noter l’incomplétude des constitutions qui ont prévu que des lois organiques soient prises – mais qui traînent à voir le jour – pour traduire dans les faits un certain nombre de dispositions constitutionnelles, tel le sénat, pour le Togo. Au Nigeria par exemple, il n’existe pas dans la Constitution des mécanismes de contrôle de l’utilisation du budget (Dali, 2015 : 5). Cela ne peut que conduire au règne de la corruption. Ajoutez à cela, la violation permanente de la Constitution par les dirigeants au pouvoir selon que leurs intérêts soient en jeu (Togo, Nigeria, Guinée) ou carrément, le tripatouillage de la Loi fondamentale pour faire sauter les articles « dérangeants » (comme ce fut le cas au Togo en 2002).

De façon générale, si les militaires au pouvoir ont pu réussir leur tour de force, c’est parce qu’ils n’ont pas trouvé en face une opposition assez structurée qui sache ce qu’elle voulait et qui se soit dotée d’une stratégie gagnante dans presque tous les trois pays. Beaucoup d’opposants ont été ainsi manipulés par le pouvoir qui les a montés les uns contre les autres. Face à ces différentes pesanteurs, on convient avec Francis Akindès que dans ces pays, la transition démocratique s’est vite confondue avec la routine des élections multipartistes « transparentes » ou « truquées » et contestées sans suite par les oppositions. C’est dans ce contexte que le pouvoir a changé de camp (Nigeria, Guinée) ou de main (Togo), augurant la période dite d’approfondissement de la transition.

Source: “Etat de la démocratie et des droits de l’homme en Afrique de l’Ouest”, Gorée Institute 2019